Péninsule du Yucatân, Mexique.

Gamay regrettait sa citation de Star Trek. La Hum Vee roulait en trombe sur la route à deux voies à la vitesse d’une abeille. Chi paraissait conduire avec un type de radar très nouveau. Comme il était trop petit pour voir au-dessus du volant, on ne pouvait expliquer autrement l’aisance avec laquelle il évitait à un poil près les nids-de-poule et les tatous suicidaires. Les arbres des deux côtés de la route n’étaient qu’une masse verte et confuse.

Essayant par la ruse de le faire ralentir, Gamay demanda :

— Docteur Chi, où en est votre dictionnaire maya ?

Le professeur essaya de parler malgré le vrombissement des énormes pneus de la voiture et le bruit du vent tourbillonnant autour du gros véhicule. Gamay mit une main autour de son oreille. Chi fit signe qu’il comprenait. Son pied de plomb relâcha un peu l’accélérateur et il mit en marche l’air conditionné.

Une fraîcheur agréable entra par les conduits.

— Je me demande pourquoi je n’ai pas fait cela plus tôt, dit-il. Merci de votre intérêt pour mon dictionnaire. Malheureusement, j’ai laissé tomber pour le moment.

— J’en suis désolée. Le musée doit vous donner beaucoup de travail. Il répondit avec un regard amusé.

— Mes occupations au musée ne sont pas ce que j’appellerais écrasantes. Étant le seul Maya de pure race, c’est plutôt une sinécure. Je crois qu’on appelle cela « emplois fictifs « dans votre pays.

Au Mexique, ce sont des situations de grand prestige. Et j’avoue qu’on me pousse plutôt à aller travailler sur le terrain, loin du bureau en tout cas.

— Je ne comprends pas. Le dictionnaire...

— ... passe au second plan devant un besoin plus exigeant. Je passe la plus grande partie de mon temps à combattre les pilleurs qui volent notre héritage. Nous perdons nos antiquités historiques à une vitesse alarmante. Mille pièces de belles poteries disparaissent de la région maya chaque mois.

— Mille ! s’étonna Gamay, hochant la tête. Je savais que vous aviez des problèmes, mais je n’imaginais pas que c’était si grave.

— Peu de gens l’imaginent. Malheureusement, ce n’est pas seulement la quantité d’objets volés qui est effrayante, mais la qualité ! Les trafiquants et contrebandiers ne perdent pas leur temps à voler des oeuvres inférieures. Ils ne prennent que la dernière période classique, entre 600 et 900, qui vaut des milliers de dollars. Des pièces magnifiques. Je serais ravi d’en avoir quelques-unes moi-même.

Elle regarda par le pare-brise, les lèvres serrées de colère.

— C’est vraiment une tragédie.

— Beaucoup de pillards sont des chicleros qui travaillent dans les plantations de chicle. Des gens robustes. Le chicle est la sève utilisée pour faire du chewing-gum. Dans le passé, quand les Américains mâchaient moins, le marché du chicle s’est effondré, les travailleurs se sont tournés vers le pillage et nous avons perdu encore un peu plus de notre culture. Mais maintenant, c’est pire.

— De quelle façon, docteur Chi ?

— Le marché du chicle ne fait plus de différence, de nos jours. Pourquoi se briser les reins dans les champs quand on peut vendre un bon pot entre deux cents et cinq cents dollars ? Ils se sont habitués à l’argent, le pillage est organisé. Des groupes de pillards à plein temps travaillent pour des trafiquants à Carmelita, au Guatemala. Là, par bateaux ou par avions, les objets sont envoyés aux États-Unis ou en Europe. Les oeuvres d’art font rentrer des milliers de dollars dans les caisses des galeries ou des salles de ventes. Surtout pour des musées ou des collections privées. Il n’est pas difficile de se procurer des certificats d’origine.

— Tout de même, ils doivent bien savoir que ces objets sont volés !

— Naturellement. Mais même s’ils le soupçonnent, ils prétendent préserver le passé.

— C’est une piètre excuse pour faire disparaître une culture. Mais que pouvez-vous y faire ?

— Comme je vous l’ai dit, je suis « un découvreur ». J’essaie de localiser des sites avant qu’ils ne soient pillés. Je ne fais savoir où ils se trouvent que lorsque le gouvernement peut m’assurer que les sites seront gardés jusqu’à ce que nous sortions les objets du sol. En même temps, j’utilise mes relations aux États-Unis et en Europe. Les gouvernements des pays influents sont les seuls qui puissent faire emprisonner les trafiquants, les frapper là où ça fait mal en confisquant leurs biens.

— Ça me paraît presque sans espoir.

— Ça l’est, dit-il gravement. Et c’est dangereux. Avec des enjeux aussi importants, la violence est devenue banale. Il n’y a pas longtemps, un chiclero a dit qu’au lieu d’envoyer les objets d’art à l’étranger, il vaudrait mieux les laisser où ils se trouvent et faire venir les touristes pour les voir. Que cela rapporterait plus d’argent à tout le monde.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. L’a-t-on écouté ?

— Oh ! Oui ! dit-il avec un sombre sourire. Quelqu’un l’a entendu clair et fort. On l’a tué. Ouille !

Il appuya sur le frein. La Hum Vee ralentit comme un jet déployant un parachute-frein et se déporta sur la droite en un virage d’au moins douze G[24].

— Désolé, hurla Chi tandis que la voiture heurtait le talus et plongeait vers les arbres. Je me suis laissé emporter. Tenez bon, on va tout droit, cria-t-il dans le vacarme des branches qui se brisaient et le rugissement du moteur.

Gamay était certaine qu’ils allaient s’écraser, mais le regard de Chi avait vu ce qu’elle n’avait pas vu, une ouverture à peine discernable dans la forêt dense. Tandis que le professeur tirait sur le volant comme un nain fou, la voiture brisait des branches à travers les arbres.

Ils firent ainsi des bonds pendant presque une heure. Chi suivait une route totalement invisible pour Gamay, aussi fut-elle surprise quand il annonça qu’ils avaient atteint le bout de la piste. Le professeur fit tourner le véhicule, démolissant une grande étendue de végétation, puis montra quelque chose du doigt et éteignit le moteur.

— Il est temps de faire une promenade à pied dans les bois.

Chi changea son chapeau de paille contre une casquette de base-ball d’Harvard dont il plaça la visière sur sa nuque pour qu’elle ne se prenne pas dans les branches. Pendant qu’il déchargeait les paquets, Gamay changea, elle, son short contre un jean afin de protéger ses jambes des ronces et des épines. Chi glissa ses bras dans les sangles d’un sac à dos contenant leur déjeuner. Il passa celle de son fusil sur son épaule et pendit une machette et sa gaine à sa ceinture. Gamay portait la caméra et le carnet de notes. Après un rapide coup d’œil au soleil pour s’orienter, il partit à grands pas à travers la forêt.

Gamay avait une silhouette athlétique, de longues jambes, des hanches minces et une poitrine moyenne. Enfant, elle avait tout du garçon manqué, courant partout avec une bande de gamins, construisant des cabanes dans les arbres, jouant au base-ball dans les rues de Racine, au Wisconsin. À l’âge adulte, elle devint une adepte de la forme, de la médecine holismique[25], du sport et des excursions dans la campagne de Virginie.

Avec son mètre soixante-dix-sept, elle mesurait près de trente centimètres de plus que le professeur. Mais aussi agile et musclée qu’elle fût, elle eut du mal à suivre Chi. Il semblait se fondre dans les branches et elle dut forcer le pas. Il était si silencieux dans la forêt que Gamay avait l’impression de faire autant de bruit qu’une vache écrasant un buisson. Ce n’est que lorsque Chi s’arrêtait pour couper à la machette des lianes qui leur barraient le chemin qu’elle pouvait reprendre son souffle.

À l’une de ces haltes, après qu’ils eurent escaladé une petite colline, il montra des morceaux de calcaire cassés, éparpillés sur le sol.

— C’est une partie d’une ancienne route maya. Des chaussées pavées comme celle-ci reliaient les villes dans tout le Yucatân. Aussi remarquables que tout ce que les Romains ont construit. À partir d’ici, nous allons marcher plus facilement.

Il ne s’était pas trompé. Bien que l’herbe et les buissons soient encore épais, le sol solidement étayé rendait la marche plus aisée.

Avant longtemps, ils s’arrêtèrent à nouveau et Chi indiqua une ligne basse de pierres tombées qui s’étirait à travers les arbres.

— Celles-ci sont les restes de la muraille d’une ville. Nous sommes presque arrivés. l.

Quelques minutes plus tard, la forêt se fit moins dense et ils en atteignirent l’orée. Chi remit sa machette dans sa gaine.

— Bienvenue à Shangri-la.

Ils étaient au bord d’une plaine d’environ huit cents mètres de diamètre, couverte de buissons bas et brisée, ça et là, par des arbres. Elle n’avait rien de remarquable à part quelques monticules de forme bizarre, assez pentus, cachés sous une épaisse végétation, qui s’élevaient de l’herbe, entre l’endroit où elle se trouvait avec le professeur et la ligne d’arbres à l’autre bout du champ.

Gamay cligna les yeux à cause du changement brutal entre l’ombre de la forêt et la brillante lumière du soleil.

— Ce n’est pas exactement comme ça que j’imaginais l’Utopie, dit-elle en essuyant la sueur de son front.

— À vrai dire, le paysage s’est abaissé au cours des mille dernières années, se lamenta Chi. Mais vous devez admettre que c’est calme.

Il n’y avait d’autres sons que celui de leur respiration et le bourdonnement de millions d’insectes.

— Je dirais même que c’est mortellement calme.

— Ce que vous voyez ici est la place principale, d’environ quatre cents mètres carrés, d’une ville de bonne taille. Les maisons s’étendaient sur près de cinq kilomètres de chaque côté, avec des rues au milieu. Autrefois, cette place grouillait de petits hommes à la peau sombre comme moi. Des prêtres, reconnaissables à leurs ornements de plumes, des soldats, des fermiers et des marchands. La fumée des feux de bois embaumait l’air en sortant de centaines de huttes peu différentes de ma maison. Des cris d’enfants, des roulements de tambours. Tout a disparu. Ça fait réfléchir, non ? (Chi avait le regard fixe comme si ses visions avaient pris vie.) Bon, dit-il en revenant à la réalité, je vais vous montrer pourquoi je vous ai amenée dans cette région sauvage. Restez bien derrière moi. Il y a des trous un peu partout qui s’ouvrent sur de vieilles citernes en forme de dômes. J’en ai marqué certaines. Je pourrais avoir du mal à vous en retirer. Si vous marchez dans mes pas, tout ira bien.

Regardant prudemment l’herbe qui atteignait sa ceinture, de chaque côté de la piste à peine tracée, Gamay avança derrière le professeur qui se frayait un chemin dans le champ. Ils atteignirent le pied d’un monticule couvert de vrilles épaisses de végétation, mesurant environ neuf mètres de haut sur dix-huit mètres de base.

— C’est le centre de la place. Probablement un temple dédié à un dieu mineur ou à un roi. Le sommet s’est écroulé, ce qui a heureusement empêché le site d’être découvert. Les ruines sont toutes cachées par les arbres et ne dépassent pas la forêt. On ne peut vraiment pas voir cet endroit à moins d’être en plein dessus.

— Une chance que vous ayez chassé à proximité, dit Gamay.

— Cela aurait été plus théâtral si j’étais tombé dessus en sortant de la forêt à la poursuite d’une perdrix, mais j’ai triché. J’ai un ami qui travaille à la NASA. Un satellite espion dressant la carte des forêts a aperçu une tache vaguement rectangulaire. J’ai pensé que ça pourrait se révéler intéressant et je suis venu la voir de plus près. C’était il y a environ deux ans. J’y suis revenu une douzaine de fois. À chaque visite, je nettoie de nouveaux chemins et j’enlève la végétation qui recouvre les monuments et les maisons. Il y a d’autres ruines dans les bois environnants. Je pense que cela pourrait se révéler un site important. Maintenant, venez par ici.

Comme un guide faisant visiter un musée, Chi conduisit Gamay le long d’un chemin jusqu’à une structure cylindrique que leur avait cachée un monticule.

— J’ai passé mes deux dernières visites à dégager ce bâtiment.

Ils firent le tour de l’édifice qui était fait de blocs de pierre gris brun taillés avec précision et parfaitement assemblés.

Gamay regarda le toit arrondi qui était en partie écroulé sur lui-même.

— C’est une architecture inhabituelle, dit-elle. Un autre temple ? Parlant en travaillant, le Dr Chi arracha des vrilles qui tentaient avec entêtement de reprendre possession du bâtiment.

— Non, c’est en réalité un observatoire céleste maya et une horloge. Ces corniches et ces ouvertures sont disposées de façon que le soleil et les étoiles brillent suivant les équinoxes et les solstices. Tout en haut se trouvait la chambre de l’observatoire où les astronomes pouvaient calculer les angles des étoiles. Mais regardez ici. C’est ça que je voulais vous montrer.

Il dégagea une nouvelle végétation d’une frise d’environ un mètre de large qui courait autour de la partie basse du mur puis recula et invita Gamay à regarder. La frise était sculptée au niveau du regard d’un Maya et Gamay dut se baisser pour la regarder. Elle représentait une scène nautique. Gamay passa les doigts sur une sculpture de bateau. Le navire avait un pont ouvert et une proue et une poupe très hautes. L’étrave était allongée comme pour figurer un long bélier. Le mât épais était pourvu d’une large voile carrée. Il n’y  avait pas de borne, les cargues de câbles tenant le haut de la voile étaient attachés à la vergue fixe, des lignes plongeant à l’avant et à l’arrière de la poupe en saillie, formant une sorte de double aviron de queue. Des oiseaux de mer volaient au-dessus et des poissons sautaient hors de l’eau près de la proue.

Le bateau était hérissé de tant de lances qu’il avait l’air d’un porc-épic. Les lances étaient tenues par des hommes coiffés de ce qui ressemblait à des casques de football. D’autres hommes ramaient avec de longs avirons dirigés vers l’arrière, sur le flanc du navire. Elle compta vingt-cinq rameurs, ce qui signifiait qu’il y en avait cinquante en tout, en comptant ceux du flanc opposé. Attachés à l’extérieur du bastingage, on distinguait ce qui paraissait une rangée de boucliers. En utilisant les silhouettes humaines, Gamay estima la taille approximative de l’embarcation à un peu plus de trente mètres.

Longeant la frise, elle vit d’autres bateaux de guerre et ce qui semblait être des navires marchands, avec moins de soldats, des ponts encombrés de formes rectangulaires qui pouvaient figurer des caisses de marchandises. Des hommes qu’elle supposa être l’équipage du navire en bout de vergue tiraient des cordages pour dresser la voile. Contrairement aux hommes casqués, ceux-là portaient des coiffures bizarres et pointues. Les motifs étaient variés, mais il était évident que la frise représentait une flottille de navires marchands escortés de soldats.

Chi la regarda faire le tour du bâtiment, un regard amusé dans ses yeux sombres, et elle réalisa qu’il n’avait jamais eu l’intention de lui montrer des sculptures de vie maritime. Il voulait qu’elle voie cette série de bateaux.

Elle s’arrêta devant un navire et secoua la tête. Sur la proue était représenté un animal.

— Docteur Chi, ceci ne vous paraît-il pas un cheval ?

— Vous m’avez demandé de vous montrer la vie marine.

— Avez-vous daté ceci ?

Il s’approcha et passa un doigt le long des inscriptions au bord de la frise.

— Ces visages sculptés sont en réalité des chiffres. Ceci représente le zéro. Selon les hiéroglyphes qui sont taillés ici, ces bateaux ont été sculptés environ cent cinquante ans avant Jésus-Christ.

— Si la date est à peu près exacte, comment ce bateau peut-il comporter une tête de cheval ? Les chevaux ne sont arrivés ici qu’au XVIe siècle avec les Espagnols.

— Oui, c’est un mystère, n’est-ce pas ?

Gamay regardait quelque chose en forme de diamant dans l’image du ciel au-dessus des bateaux. Sous la forme pendait une silhouette humaine.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? demanda-t-elle.

— Je n’en suis pas sûr. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une sorte de dieu céleste, la première fois que je l’ai vu, mais je ne saurais dire lequel. Il y a pas mal de choses à absorber à la fois. Avez-vous faim ? Nous pourrions revenir voir tout ça plus tard.

— Oui, parfait, dit Gamay comme si elle sortait d’un éblouissement. Elle eut du mal à reprendre ses esprits et à oublier les sculptures, les idées se bousculaient dans sa tête comme des abeilles dans une ruche.

À quelques pas de là se trouvait une pierre en forme de tambour d’environ un mètre de haut sur deux de large. Tandis que Gamay, derrière le monument, remettait le short qu’elle avait rangé dans son sac, Chi préparait le déjeuner sur une pierre plate. Le professeur prit une petite nappe et des serviettes de tissu dans son sac à dos et les étala sur la statue d’un guerrier maya en costume de plumes.

— J’espère que ça ne vous ennuie pas de déjeuner sur un autel sacrificiel taché de sang, dit Chi d’un air faussement inquiet.

— Si la stèle pointue sur laquelle je viens de m’asseoir indique quelque chose, je crois qu’à l’origine il s’agissait plutôt d’un cadran solaire, répondit Gamay sur le même ton.

— Bien sûr, dit-il innocemment. En réalité, l’autel sacrificiel était là-bas, près de ce temple. Spams[26] et crêpes de maïs, ajouta-t-il en tendant à Gamay un sandwich bien enveloppé. Dites-moi, que savez-vous des Mayas ?

Elle enleva le plastique et prit une bouchée de tortilla avant de répondre.

— Je sais qu’ils étaient à la fois violents et magnifiques. Qu’ils étaient d’incroyables bâtisseurs. Que leur civilisation s’est effondrée, mais que personne ne sait exactement pourquoi.

— La raison est moins mystérieuse que certains le supposent. La culture maya a subi de nombreux changements au cours des centaines d’années de son existence. Des guerres, des révolutions, des famines, tout y a contribué. Mais l’invasion des conquistadores et le génocide ont mis fin à leur civilisation. Tandis que ceux qui ont suivi Colomb tuaient notre peuple, d’autres assassinaient notre culture. Diego de Landa était un moine venu avec les Espagnols. Il fut nommé évêque du Yucatân. Il brûla tous les livres mayas qu’il put trouver. « Des mensonges du diable « comme il les appelait. Pouvez-vous imaginer une catastrophe semblable en Europe et les dommages que cela aurait engendrés ? Même les brutes d’Hitler n’ont pas été aussi radicaux. Nous ne connaissons que trois livres qui ont échappé à cette destruction.

— Comme c’est triste ! Ne serait-ce pas fantastique d’en trouver d’autres un jour ? dit Gamay en regardant la plaine depuis son perchoir. Quel est cet endroit ?

— J’ai d’abord pensé que c’était un centre de science pure, où l’on menait des recherches loin des sanglants rituels des prêtres. Mais plus je découvrais ce lieu, plus j’avais la conviction qu’il faisait partie d’un projet bien plus étendu. Une sorte de machine architecturale, si vous voulez.

— Je crois que je ne comprends pas bien.

— Je ne suis pas sûr de bien comprendre moi-même.

Il sortit une cigarette de la poche de sa chemise et l’alluma.

— Avec l’âge, reprit-il, on a le droit d’avoir quelques petits vices. Mais commençons par le micro. La frise et l’observatoire.

— Et le macro ?

— Le site dont je vous parlais. J’ai trouvé des constructions semblables dans d’autres sites. Avec quelques autres constructions, ils me font penser à un assez grand circuit imprimé.

Gamay ne put s’empêcher de sourire.

— Êtes-vous en train de me dire que les Mayas pouvaient ajouter la science des ordinateurs à leurs autres réalisations ?

— Oui, d’une façon rudimentaire. Nous ne considérons pas là une machine IBM avec des tas de gigaoctets. Mais peut-être une sorte de machine codée. Si nous savions comment l’utiliser, nous pourrions déchiffrer les secrets de ces pierres. Leurs emplacements ne sont pas l’effet du hasard. En réalité, la précision est tout à fait remarquable.

— Ces sculptures si... étranges. La tête de cheval. Est-ce que les hiéroglyphes disent quelque chose sur les inscriptions ?

— Ils racontent un long voyage qui eut lieu de nombreuses années auparavant, avec des centaines d’hommes et de grandes richesses.

— Avez-vous eu connaissance de cette histoire dans les traditions mayas ?

— Seulement sur les autres sites.

— Pourquoi ici, cependant, si loin de la côte ?

— Je me suis posé cette question. Pourquoi pas sur les monuments de Tulum, juste sur le golfe ? Venez, je vais vous montrer quelque chose qui offre peut-être une explication.

Ils rangèrent leurs affaires et se rendirent de l’autre côté de la plaine où la forêt reprenait, puis avancèrent sous les arbres et descendirent une petite pente. L’air se rafraîchit et une odeur de boue assaillit leurs narines quand ils atteignirent la rive d’une rivière paresseuse.

Chi montra quelque chose.

— Vous voyez où les rives sont érodées, un peu plus haut ? Cela signifie que la rivière était plus large en un point.

— Quelqu’un, sur le navire de recherches, a prétendu qu’il n’y avait ni fleuve ni rivière au Yucatân.

— C’est exact. Le Yucatân est, pour sa plus grande partie, un vaste bloc de calcaire. Il y a quantité de cavernes et des cénotes aux endroits où le calcaire est troué. On est plus au sud, à Campeche, où le terrain est un peu différent. Quand on pénètre au Peto et au Guatemala, les grandes cités mayas sont effectivement construites sur des voies d’eau. C’est ce que j’ai pensé pour ici, que le bateau était peut-être une sorte de ferry.

— Vous avez raison, il y avait bien une rivière, mais je ne crois pas qu’elle ait été assez large pour un vaisseau de cette taille. Avec sa proue et ses flancs hauts, son étrave fruste, ce navire était fait pour l’océan. Et il y avait quelque chose de plus. Ce que j’ai d’abord pris pour des poissons, ce sont des dauphins. Des créatures vivant dans l’eau salée. Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle après un silence.

Le soleil avait fait luire quelque chose de brillant au loin. Elle avança de quelques pas, Chi suivant sur ses talons. Un vieux canot d’aluminium avec un moteur hors-bord Mercury était échoué sur la berge.

— Ceci a dû dériver jusqu’ici.

Chi parut moins intéressé par la barque que par les empreintes de pieds dans la boue. Son regard fouilla les bois environnants.

— Il faut partir, dit-il calmement.

Il prit fermement la main de Gamay et la guida en une course en zigzag jusqu’en haut de la colline, tournant sans cesse la tête comme une antenne radar. Il s’arrêta près du sommet, les narines frémissantes, comme un chien de chasse.

— Je n’aime pas ça, dit-il à mi-voix en flairant l’air.

— Que se passe-t-il ? murmura-t-elle.

— Je sens de la fumée et de la sueur. Des chicleros. Nous devons partir. Ils longèrent l’orée du bois puis prirent un sentier pour traverser la plaine. Au moment où ils passaient entre deux monticules carrés, un homme sortit de l’angle d’un des tertres et leur bloqua le chemin.

La main de Chi vola jusqu’à la gaine dont il sortit la machette en un éclair de métal. Il tint la lame aiguisée, d’un air menaçant, au-dessus de sa tête comme un samouraï. La mâchoire dressée, il montrait toute la défiance qui avait tant étonné les conquistadores lors de la guerre sanglante qu’ils avaient menée contre ses ancêtres pour les soumettre. Gamay fut surprise de la rapidité avec laquelle ce gentil petit homme fragile se transformait en guerrier maya. L’étranger ne parut pas impressionné. Il ricana, montrant des dents jaunies dont plusieurs manquaient. Il avait de longs cheveux noirs et graisseux et un visage dont la barbe de plusieurs jours ne cachait pas les cicatrices que la syphilis avait laissées sur son teint jaunâtre. Il portait le costume mexicain de campesino, un pantalon trop large, une chemise de coton et des sandales. Mais contrairement aux indigènes les plus pauvres du Yucatân, à l’apparence immaculée, il était sale et pas lavé. Il avait l’air d’un métis, à mi-chemin entre l’Espagnol et l’Indien, et ne faisait honneur ni aux uns ni aux autres. Il n’avait pas d’arme mais la machette ne paraissait pas l’inquiéter. Une seconde plus tard, Gamay comprit la raison de sa sérénité.

— Buenos dias, senora, dit une nouvelle voix.

Deux autres hommes venaient d’apparaître de l’autre côté du monticule. Le plus proche était bâti comme une barrique, avec des bras et des jambes trop courts. Un gros toupet style banane à la Elvis surmontait un visage qu’on aurait dit descendu d’une statue maya. Ses yeux étaient bridés, son nez large et pointu, ses lèvres cruelles de la couleur d’une tranche de foie. Le canon d’un vieux fusil de chasse était pointé sur eux.

Le troisième étranger se tenait derrière Elvis. Il était plus grand que les deux autres mis ensemble. Lui était propre, son pantalon blanc et sa chemise semblaient fraîchement lavés. Il portait des pattes sombres bien peignées et une épaisse moustache. Il tenait sans le serrer un M-16 et un pistolet dans le holster d’une large ceinture soutenant son gros ventre.

Avec un sourire aimable, il s’adressa à Chi en espagnol. Le regard du professeur alla du M-16 à sa machette qu’il laissa tomber sur le sol. Puis il fit glisser le fusil de son épaule et le posa près de la machette. Sans prévenir, Dents Jaunes avança et frappa Chi au visage. Le professeur devait peser cinquante kilos et le coup lui fit pratiquement quitter le sol où il retomba dans l’herbe. Gamay s’interposa entre le professeur et son assaillant pour le protéger du coup de pied qui ne manquerait pas de suivre. Dents Jaunes se figea, la regardant avec étonnement. Au lieu de reculer, elle lui lança un regard menaçant puis se tourna pour aider le professeur à se relever. Elle allait lui prendre le bras quand sa tête fut projetée en arrière comme si ses cheveux s’étaient pris dans une essoreuse. Elle crut une seconde que sa chevelure allait céder.

Elle tenta de reprendre son équilibre, mais fut de nouveau jetée à terre. Dents Jaunes tenait ses cheveux dans ses mains. Il la tira près de lui, si près que, lorsqu’il se mit à rire, elle faillit vomir tant son haleine était fétide. Mais sa colère eut raison de la douleur. Elle se détendit légèrement pour gagner de l’espace et lui laisser croire qu’elle ne résistait plus. Sa tête était vaguement tournée et, du coin de l’oeil, elle regarda les sandales de l’homme. Son pied chaussé de tennis s’abattit sur son coup de pied et elle mit tout le poids de ses cinquante-cinq kilos dans son talon qu’elle fit tourner comme si elle écrasait un mégot.

Il émit un grognement porcin et relâcha son étreinte. Gamay, du coin de l’oeil, vit son visage s’empourprer. Son coude partit en arrière en un arc dur et serré qui atteignit le nez et la pommette de l’homme avec un son satisfaisant pour elle de cartilages éclatés. Il hurla et la lâcha complètement. Elle fit demi-tour, déçue de voir qu’il était toujours debout. Il se tenait le nez, mais sa colère, comme pour elle, noya sa douleur. Il s’élança vers elle, les doigts sales visant sa gorge. C’était un être humain misérable, mais Gamay savait qu’elle ne ferait pas le poids devant sa force et sa corpulence. S’il l’attrapait, elle lui donnerait un coup de genoux dans les parties génitales, une défense de combat de rue à laquelle il s’attendait peut-être, puis elle lui enfoncerait les doigts dans les orbites pour voir s’il aimait ça. Elle se tendit pendant qu’il approchait.

— Basta !

Le gros homme qui ressemblait à Pancho Villa avait crié. Ses lèvres souriaient toujours, mais ses yeux brillaient de colère.

Dents Jaunes recula. Il se frotta le visage où une ecchymose se formait sur sa peau malsaine. En reculant, il saisit son entrejambe. Le message était clair.

— Quelque chose pour vous moi aussi, dit-il en anglais.

Il recula encore en voyant Gamay s’avancer vivement vers lui, ce qui fit hurler de rire ses compagnons.

Pancho Villa fut intrigué par la réaction courageuse de cette mince jeune femme. Il s’avança vers elle.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en plongeant son regard dans le sien.

— Je suis le Dr Gamay Trout. Et cet homme est mon guide, dit-elle en aidant Chi à se relever.

L’expression de Chi lui fit comprendre qu’il s’attendait à un futur difficile si ces hommes apprenaient son identité. Il adopta une attitude servile.

Le gros homme lança à Chi un regard méprisant et concentra son attention sur Gamay.

— Qu’est-ce que vous fichez ici ?

— Je suis une scientifique américaine. J’ai entendu parler de vieilles bâtisses et je suis venue voir à quoi elles ressemblaient. Et j’ai engagé cet homme pour m’amener ici.

Il l’étudia un moment.

— Qu’avez-vous trouvé ?

Gamay haussa les épaules et regarda autour d’elle.

— Pas grand-chose. Nous venons d’arriver. Nous avons vu quelques sculptures là-bas, c’est tout. Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à voir.

Pancho Villa éclata de rire.

— Parce que vous n’avez pas su où regarder. Je vais vous montrer.

Il cracha un ordre en espagnol. Dents Jaunes poussa Gamay avec le fusil, mais recula devant son regard furieux. Alors il concentra sa colère sur le Dr Chi, sachant que cela l’irriterait. Ils marchèrent vers la partie opposée de la prairie, jusqu’à un endroit où le sol était creusé d’une douzaine de tranchées. La plupart étaient vides, sauf une, remplie de poteries.

Sur l’ordre de Pancho, Elvis retira deux vases de la tranchée et les lui mit sous le nez.

— C’est ça que vous cherchiez ? demanda le gros homme.

Elle entendit Chi prendre une longue respiration et espéra que les autres ne l’avaient pas remarqué.

Prenant un des pots, elle examina les silhouettes dessinées en lignes noires sur la surface crème. La scène semblait représenter un événement historique ou légendaire. Les céramiques ressemblaient à celles dont le Dr Chi avait parlé tout à l’heure. Elle la rendit au gros homme.

— Très joli.

— Très joli, répéta Pancho Villa. Très joli. Ha ! Ha ! Très joli !

Après une rapide conférence, les pillards firent marcher leurs deux prisonniers encore quelques minutes. Pancho Villa ouvrait la marche. Elvis et Dents Jaunes marchaient derrière eux, fusil en main. Ils se dirigèrent vers un monticule herbeux partiellement exposé pour montrer les pierres sous la végétation. Pancho passa sous une voûte en berceau et parut disparaître. Gamay vit que le bâtiment abritait un large orifice dans le sol. Ils descendirent une volée de marches faites de pierres brutes irrégulières, jusqu’à la semi-obscurité d’une chambre souterraine au toit élevé.

Le gros homme dit quelques mots à Chi. Puis on les laissa seuls.

— Vous allez bien ? demanda Gamay au professeur. Sa voix éveilla un écho.

Il frotta un côté de son visage, encore rougi des coups qu’il avait reçus.

— Je survivrai, mais je ne dirai pas la même chose de la brute qui m’a frappé. Et vous ?

Se frottant la tête où son cuir chevelu lui faisait mal, elle répondit :

— De toute façon, j’avais besoin d’aller chez le coiffeur. Pour la première fois, un grand sourire chassa l’expression dure du professeur.

— Merci. Je serais peut-être mort si vous n’étiez pas intervenue.

— Peut-être, dit Gamay.

Se rappelant la machette brandie, elle devina que le Dr Chi aurait coupé Dents Jaunes en morceaux. Elle jeta un regard à l’escalier par lequel ils étaient descendus.

— Qu’a dit le gros homme ?

— Il a dit qu’il ne prendrait pas la peine de nous attacher. Il n’y a qu’une seule sortie. Il va placer quelqu’un à l’entrée et, si nous essayons de sortir, il nous tuera.

— On ne peut guère être plus direct !

— C’est ma faute, dit tristement Chi. Je n’aurais pas dû vous amener ici. Je n’aurais jamais cru que les pillards avaient trouvé cet endroit.

— D’après ces poteries, ils ont dû travailler dur.

— Les objets qui sont dans ce fossé valent des centaines de milliers, peut-être des millions de dollars. Le gros homme est le patron. Les autres sont juste des hommes qu’il a loués. Des porcs ! C’est bien que vous n’ayez pas dit qui j’étais, ajouta-t-il après un silence.

— J’ignorais jusqu’où allait votre réputation, mais je n’ai pas voulu prendre de risques au cas où ils vous connaîtraient.

Elle regarda le plafond haut, à peine visible dans la lumière tombant de l’entrée.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle.

— Dans un cénote. Un puits où les gens qui vivaient ici venaient chercher leur eau. Je l’ai trouvé au cours de ma seconde visite. Venez, je vais vous montrer.

Ils couvrirent environ trente mètres. L’obscurité se fit plus profonde puis se dissipa lorsqu’ils atteignirent une grande mare d’eau. La lumière venait d’une ouverture dans le toit rocheux qu’elle estima à environ dix-huit mètres. La partie la plus éloignée du bassin formait un mur escarpé qui s’élevait jusqu’à la lumière fantomatique du plafond.

— Cette eau est pure, dit le Dr Chi. L’eau de pluie se masse sous le calcaire et se faufile ici et là jusqu’à la surface par des trous comme celui-ci et des cavernes souterraines.

Gamay s’assit au bord de l’eau.

— Vous connaissez ce type d’hommes, dit-elle. Que pensez-vous qu’ils feront ?

Le Dr Chi était stupéfait du calme de sa compagne. Il n’aurait pas dû être étonné, se dit-il. Elle n’avait montré aucune peur en le défendant et en s’en prenant à l’homme qui l’avait attaqué.

— Nous avons du temps. Ils ne feront rien avant d’avoir discuté, avec les trafiquants qui les ont engagés, de ce qu’ils doivent faire d’une Américaine.

— Et après ?

Il tendit les mains.

— Ils n’ont guère le choix. C’est une zone de fouille lucrative, qu’ils n’ont sûrement pas l’intention d’abandonner. Ce qu’ils devront faire s’ils nous laissent partir.

— De sorte qu’il vaudrait mieux pour eux que nous disparaissions. Personne ne sait où nous sommes, bien qu’ils ignorent ce détail. On pourra croire que nous avons été dévorés par un jaguar.

Il haussa les sourcils.

— Ils ne se seraient pas montrés aussi libres de nous faire voir leur butin s’ils avaient pensé que nous pourrions en parler à quelqu’un.

Elle regarda autour d’elle.

— Vous ne connaîtriez pas un passage secret pour sortir d’ici, par hasard ?

— Il y a des passages pour sortir de la pièce principale. Mais ou bien ils sont en culs-de-sac ou bien ils descendent sous la nappe d’eau et sont donc impraticables.

Gamay se leva et s’approcha du bord de l’eau.

— À votre avis, quelle profondeur y a-t-il ici ?

— Difficile à dire.

— Vous avez parlé de cavernes souterraines. Y a-t-il une chance pour que celle-ci ressorte ailleurs ?

— C’est possible, oui. Il y a d’autres trous dans ce coin. Gamay se tint un moment près du bord de l’eau, essayant déjuger de la profondeur.

— Que faites-vous ? demanda le professeur.

— Vous avez entendu ce qu’a dit ce minable ? Il veut me donner rendez-vous ! Elle plongea et nagea jusqu’au milieu du bassin.

— Vous savez, il n’est pas mon type, reprit-elle d’une voix qui résonna contre les murs de pierre. Et, plongeant à nouveau, elle disparut sous l’eau immobile.